C’est la lumière qui m’a le plus surpris. Ce jour-là elle était d’une clarté incroyable. Quelques instants auparavant j’attendais dans un couloir sombre pendant que toute une équipe semblait s’affairer autour. Les grands vantaux étaient restés clos, c’est par le portillon que l’on m’a fait entré dans ce qui deviendrait pour moi un nouveau monde. Dans un staccato de grincement rouillé la porte s’est ouverte sur cet éblouissant jaillissement lumineux.
Dans un plissement d’yeux, la perception d’une renaissance fut une évidence pour moi.
L’épée de la Justice était retournée dans son fourreau, l’on m’avait ôté mes chaînes : j’étais libre !
Encore aujourd’hui je ne saurais dire à quel moment on m’a rendu ma montre. En revanche, je me souviens parfaitement que, dans un geste machinal, je l’ai consultée. Les deux aiguilles, la petite et la grande, allaient se confondre sur le 12. Dans un nouvel instinct, j’ai pensé que deux aiguilles ne feraient plus qu’une sur un cadran marqué d’un 1 et d’un 2. Cette réflexion m’étonnait moi-même.
Dans une confondante confusion tout allait commencer là, dans ce que les habitudes appellaient la rue de la prison.
Plus tard, j’y retournerais pour retrouver et accompagner mon frère. Extraits de l’exiguité de la cellule, nous étions passé par cette même porte marquée par le temps en vivant cet instant différemment. Pendant l’étreinte fraternelle je me demanderais : Combien étaient déjà passés par cette porte ? Combien la franchiront encore ?
Dans un silence ému enveloppé d’une joie retenue, nous nous dirigerions aussi vers le seul bar de la rue : la troisième colonne.
Pour l’heure, ma montre et moi allions découvrir l’étrange établissement.
La porte grande ouverte offrait un accueil sans préjugé, de ceux dont on perçoit la psalmodie : « qui que tu sois, d’où que tu viennes soit le bienvenu ».
Dans l’embrasure, le carrelage en damier m’impressionna. Ca ne se faisait plus ces dallages noir et blanc que dans les salles d’échiquier, les galeries de châteaux et autres lieux chargés d’histoire. Ca donnait une solennité au lieu.
Pour renforcer cette sacrale impression, un buste de Marianne posée à côté de la caisse enregistreuse, surveillait avec bienveillance la salle. Au-dessus du comptoir avait été maladroitement peinte en lettres bleues, blanches et rouges, la devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité.
En bonne place, une affiche sombre aux deux personnages d’un blanc crayeux, un civil et un militaire, me conseillait : « Silence, l’ennemi guette vos confidences ». J’aurais pu me croire dans une mairie d’un autre temps si les murs n’étaient décorés de ce qui me semblait être des devises de régiments. Je les parcourais : « Qui ose gagne », « Ils s’instruisent pour vaincre », « Fier de ton passé, confiant dans l’avenir », « Vigilance et persévérance »…
Où étais-je entré ? Ma raison me répondait placidement : la troisième colonne. Mon intuition me répondait ironiquement : un rade où s’échouent les piliers du coin. Pendant qu’un mikado de colonnes et de piliers se jouait dans ma tête, j’observais ce que d’aucun aurait appelé la cour des miracles, cette diversité sociale rassemblée là par de variées motivations.
Quand je suis rentré, je n’ai pas remarqué tout de suite les grenades exposées au-dessus de la porte. C’est en parcourant la pièce des yeux que mon regard s’est posé dessus. A l’étonnement de ma découverte, le patron répondut dans un rictus qu’elles étaient neutralisées. Il était pourtant de dos, comment a-t-il su ? L’habitude de regarder dans les reflets des chromes du percolateur ? Le sens du minutage ?
Le tablier du bistrotier détonnait avec sa belle carrure parée d’une coupe en brosse. De suite, je compris que le gaillard était sans doute un ancien militaire et qu’il ferait régner l’ordre si quelques opportuns venaient troubler la quiétude du lieu ou que les débats venaient à s’envenimer. Il inspirait la confiance à l’assemblée.
En venant ici avec assiduité, j’aurais connaissance des histoires racontées à son sujet. Ce taciturne un peu bourru serait un ancien de la légion étrangère pour certains, intervenant dans des pays lointains, pour d’autres il aurait été dans le 11e choc, le fameux 11e régiment de parachutistes de choc acoquiné avec le trouble Service Action. De l’avis de tous, c’était sûr, il avait refroidi sur ordre. La discipline de ne jamais boire une goutte d’alcool entretenait la légende d’un tireur hors pair si ce n’était d’élite.
Ces racontards d’anciens taulards ou de soudards pour certains et de piliers de bars pour la plupart, donnaient à cet athlète de haute stature le surnom de « L’Expert ».
Comme dans un premier jour, j’étais planté là, béat, un peu à l’ouest, à découvrir ce qui m’entourait. Et pourtant j’avais le sentiment de toujours avoir fréquenté ce lieu d’une quiétude bienveillante, de toujours avoir connu ces accoudés au comptoir.
Quoiqu’il en était sur son passé, sur son histoire, je savais qu’il ne fallait pas l’asticoter le molosse derrière le bar. Quand il me fit signe de m’approcher, docilement je me suis avancé.
Dans ma tête se bousculaient les questions à poser. Au fond de moi brûlait l’envie de savoir, l’envie d’apprendre. De ce taulier, de ces habitués, de ce décor plus ou moins tricolore, ce qui m’intriguait le plus c’était cet étrange nom : La troisième colonne.